Mise à jour avril 2022
Un fait divers au XV ème siècle ou Notre Dame de Trey
Extraits de l’article du Chanoine Baudoin ()
… Jean de Porta notaire et Podesta de Monaco à la fin du XVème siècle et au début du XVIème rapporte précisément les faits suivants (1)
1 -L’agression au quartier dit « Lo Ceyssi ».
Poussés par un ardent désir de dévotion envers la Mère du Sauveur, six jeunes gens de Monaco, Benoit Berruti, Nicolosin Alhari, Jaume Boirelli, Barthélemy Manquelli, Lambert Frassacci et Pierre de Fontana Rosa surnommé le tordu « u stortu » décidèrent à l’occasion de la Noel 1487, d’aller prier en la chapelle Notre Dame de Trey sur le territoire de la Turbie.
Ce petit édifice religieux consistait alors en une salle voutée de quelques mètres carrés ; une porte de bois à claire-voie la fermait permettant aux fidèles de lancer aux pieds de l’antique statue de la Vierge quelques menues monnaies. Car on venait là en pèlerinage de toutes les Communes avoisinantes et des âmes charitables ou reconnaissantes donnaient parfois des sommes plus ou moins importantes, pour son entretien ou ses réparations.
Ainsi l’honorable Antoine de Campofregoso qui habitait à Monaco où il testa le 26 juillet 1486 par devant Maitre Jean de Porta légua-t-il à Notre Dame de Trey (territoire de la Turbie) cinq sous de petite monnaie (2).
Quoiqu’il en soit, le 28 décembre, parvenus à la Turbie au retour de leur pèlerinage ou même avant de l’avoir accompli, nos voyageurs rencontrèrent un voyageur, mis à la castillane, qui suivait la vieille voie romaine et se dirigeait vers l’Italie (3).
Selon toute apparence le castillan transportait une grosse somme à la Cour de Rome.
Bonne aubaine, pensa Berruti, le dépouiller en un tournant désert du chemin leur serait chose facile, six contre un, et nul ne connaitrait jamais les coupables du mauvais coup.
Mais que faisaient ils de leur conscience ?
La lutte entre le bien et le mal ne dura pas longtemps hélas !
Benoit qui portait ce prénom de si vilaine façon, eut tôt fait de convaincre ses compagnons, arrêta la mise en scène, fixa le rôle de chacun et l’on passa à l’action…Beaucoup plus que de nos jours, la langue castillane ressemblait alors au dialecte monégasque. Nos bandits en herbe rejoignent donc le voyageur, entrent en conversation avec lui, prétendent faire avec lui la route jusqu’à Menton, manœuvrant de telle sorte que celui-ci accepte sans défiance leur compagnie, et l’on dévale la pente qui de la Turbie mène au lieudit Ceyssi, sur le territoire de Roquebrune (4), à l’embranchement du chemin conduisant à Monaco. En ce temps reculé ce passage désert était un endroit idéal pour détrousser les voyageurs.
Au signal convenu, nos garnements sautent sur le castillan, le rossent de coups sur tout le corps, lui arrachent ses bagages, le fouillent ; il se défend de son mieux, crie à l’aide, mais nul ne vient. Que voulez-vous qu’il fît à un contre six ?
Dans la lutte le pauvre homme perd son bonnet qui tombe à terre. Malédiction ! les bandits consternés s’aperçoivent un peu tard qu’ils dépouillent un prêtre, sa tonsure cléricale confirme ses affirmations. Attaquer un laïc est une faute grave mais dans le cas présent les voilà, tous excommuniés par le fait même. Surpris ils hésitent quelques instants ; certains voudraient peut-être en rester là, mais le maudit Berruti se ressaisit bien vite ; tant pis il faut en finir avec ce voyageur en le dépouillant entièrement malgré ses cris que nul n’entend pense t’il.
Epuisé, le prêtre castillan git bientôt à terre, à demi assommé, tandis que les bandits s’enfuient avec leur butin : 20 écus du Roi, 13 écus « au soleil », 4 ducats castillans, 12 gros en même monnaie, une pièce d’argent dite « decayrolo » valant un florin soit en tout la valeur de 37 pièces d’or.
A cela s’ajoutaient sa cape noire, une partie de ses vêtements, ses manuscrits, un bréviaire, que sais-je encore.
Mais d’assez loin un cavalier avait vu l’agression et à bride abattue, s’en était allé prévenir en son château de Monaco le Seigneur Lambert de Grimaldi. Nos gaillards qui ne se doutaient de rien avaient filé rapidement et non loin de la chapelle de Notre Dame de Carnolès, se partageaient les dépouilles du pauvre castillan, quand tout à coup, le galop de plusieurs chevaux frappa leurs oreilles et les voilà environnés par des gens d’armes seigneuriaux. Que faire ? aucune possibilité de fuite désormais sauf pour Berruti qui plus rusé que ses compagnons, disparut avec les ducats, la monnaie et le decayrolo.
Les autres, dégrisés et mesurant la gravité de leur mauvaise action sont conduits dans le couvent de Carnolès et là acceptent de bonne grâce la remise de leur butin entre les mains des gens d’armes, espérant ainsi éviter des poursuites plus sévères.
Mais ils ne s’en tirent pas à si bon compte ! Et voilà nos voyous d’occasion ramenés entre les cavaliers à Monaco où le Seigneur Lambert les condamne tous à une peine de 100 livres de Gênes à part le plus jeune Nicolosin Alhari qui n’en paiera que 30. Toutefois ces allées et venues ont occupé plusieurs heures. Aussi est-ce vers le moment des vêpres seulement que le chapelain castillan se présente au château de Monaco avec le Bayle de la Turbie, le secrétaire du Gouverneur de Nice et diverses personnes de la Turbie plus ou moins témoins de l’agression et de la spoliation dont il a été victime.
En présence de tout ce monde et de sa Cour, le Seigneur Lambert fait restituer à celui-ci tout ce que l’on a pu récupérer de ses biens puis fait introduire les délinquants. Le prêtre a pitié de leur jeunesse et leur pardonne, puis mains jointes et à genoux devant le Seigneur, il le supplie de ne pas les poursuivre en justice. Lambert admire fort la mansuétude de la victime et cependant il ne peut tolérer de pareilles agressions dans ses Etats.
Il doit donner un exemple et consent tout au plus à ne pas les emprisonner sur le champ pour un long temps. Et chacun rentre chez soi satisfait de cette décision raisonnable. Mais trois jours plus tard, Martin, le nonce ou crieur public, proclame dans les rues du Rocher l’ordre aux coupables de se présenter dans la journée à la Cour fiscale pour le paiement de leur amende. Sur le soir, à l’heure des comptes, devant le notaire Podesta, Jean de Porta, comparaissent Barthélemy Manquelli, Lambert Frassacci, Jaume Boyrelli et Pierre de Fontana Rossa « u stortu ». Oh ! ils ne refusent pas d’acquitter le montant de leur peine, toutefois ils demandent l’indulgence du Seigneur et la réduction de l’amende en raison de leur ignorance, alors que le principal coupable, leur meneur Benoit Berruti ne s’est même pas présenté, lui, pour répondre de son délit. A vrai dire, ce dernier prétendait se venger des dommages qu’il avait subis de la part de la nation castillane… c’est du moins l’explication que fournissent les complices. Toute cette argumentation ne suffit pas à convaincre personne bien sûr. Alors sur réquisition de Maitre Jean Garibaudo, Procureur fiscal de la Cour de Justice de Monaco, le Podesta ordonna l’incarcération des coupables jusqu’à paiement total de l’amende
Quant à Nicolosin Alhari, il comparut à son tour le mercredi 2 janvier, reconnut les faits et l’influence que Berruti avait exercé sur sa volonté.
Le même jour Pierre de Lisboa son beau-frère se porta garant pour lui. Antoine Oliva en fit autant pour Lambert Frassacci, Bradella pour son fils Barthélemy Manquelli, Carlone Malavena pour Pierre stortu et cette constitution de caution se passa dans le magasin, devant les prisons du château de Monaco en présence du barbier Maitre Manfredo Raimondo, de Gerilbon Boyrelli et Lambert Nere. Ainsi chacun serait tenu de payer jusqu’au dernier patac la peine méritée… Quant à Benoit Berruti, on dût plus tard le saisir et lui faire payer double ou triple amende.
Voici comment se termina ce fait divers.
2 – Notre Dame de Trey
Jamais probablement je n’aurais évoqué cette agression ni le testament d’Antoine de Campofregoso si ces actes ne mentionnaient pas l’église Notre Dame de Trey sise à la Turbie. « ecclesia beate maria de trey di turbia ». Que signifie ce terme Trey ? En quelle partie du territoire turbiasque localiser cet édifice consacré à la Vierge Marie ?
Aucune publication, aucune carte, personne ne saurait actuellement fournir de renseignements même très vagues à ce sujet. Tout au plus ai-je appris par ces brèves notariales que l’on se rendait à cette église par dévotion, en pèlerinage.
Aussi est-ce simplement un essai d’étymologie et de localisation possible de ce sanctuaire que l’on va lire.
Peut-être des précisions se manifesteraient-elles plus tard ?
De ce mot « trey » le premier sens qui vient à l’esprit, le plus simple aussi est « trois », mais l’explication complémentaire s’avère beaucoup moins facile « trois quoi »
Trois Communes ? Lesquelles Eze, Peille, La Turbie, Peillon Drap ou encore La Turbie, Peille, Roquebrune, Monaco. La difficulté se complique par la localisation possible à l’un des points cardinaux du territoire turbiasque sans qu’on puisse indique lequel et à quelle date. Actuellement aucun quartier ne porte ce nom de «Trey » et l’on ne connait que trois églises dédiées à la Vierge Marie : Notre Dame de Pieta (aux pénitents), Notre Dame de l’Assomption (jadis près de l’hôpital dans le village) enfin Notre Dame de Laghet (paroisse indépendante et civilement détachée de la Turbie depuis assez longtemps)
Trois Seigneurs ou trois Dames ? le cartulaire de Lerins identifie le « Vicus varus » avec le Puget de Trois Dames (Commune de Saint Laurent du Var (2). Toutefois dans le cas qui nous occupe quelles seraient ces trois Dames ou ces trois Seigneurs ?
Au milieu du XVIIème siècle on voyait bien trois représentations de la Vierge Marie dans la chapelle primitive de Laghet, mais y existaient-elles au XVème siècle ? Et puis le terme « trey » se traduit-il par trois à cette même époque ? Je crois que l’on disait alors « très » et non « trey »
Je pense de même qu’il convient d’écarter « treu » bluteau, tamis, et « u treglio » qui dans la vallée de la Nervia signifie bassin, lavoir. En apparence, plus tentant serait le « tercier » ou trébert, impôt tonlieu, toute espèce de droit seigneurial ou terre sujette au droit de terrage, c’est-à-dire à un droit variable selon les récoltes (6). A l’ouest du sanctuaire de Laghet se situe un lieudit château Tercier. Or les Féraud d’Eze et de la Turbie percevaient en cette région des dimes.
Au Xième siècle l’abbaye de Saint Victor de Marseille, celle de Lérins, peut-être même l’abbaye de Saint Pons également (7).
Le mot Trey viendrait alors d’une corruption de « treu » tandis que tercier traduirait le latin « tertrarum ». Dans ce cas cette chapelle se localiserait encore à Laghet.
Sur ce plateau dit Château tercier, y eut-il à l’poque celto-ligure un castellar ou castrum ou simplement un hameau (les celtes appelaient « tre » un hameau).
C’est fort possible mais quel nom portait-il ? Le castrum de Lacs ou laco, pourrait en effet se situer en cet endroit ou au quartier Saint Martin un peu plus au nord-est du sanctuaire de Laghet, d’où incertitude…
Je passe encore sur une autre étymologie : tref, très, treu, treb, treve, signifiant pavillon, tente, petit édifice sacré ; pourquoi Notre Dame de la Chapelle, qui serait la traduction de beate marie de Trey, entendu en ce sens.
Une autre explication =se rapproche davantage de la vérité possible, me semble-t’il : Notre dame de la treille (treyra, trelhia, treille, vigne grimpante.
Lille (Nord) possède bien une Vierge de ce nom au moins depuis le XIIIème siècle. Au quartier Saint Tropez près de Nice, Bonfant était propriétaire au Xième siècle d’une vigne de la treille qu’il donna alors à la cathédrale de Nice (8) ; sur un « faysse » ou planche de terrain sise en contrebas de l’ancienne chapelle de Laghet pousse une grosse treille qui en remplaça possiblement une plus vieille.
Enfin voici une dernière étymologie plausible. Si l’origine de Notre Dame de Carnolès à Menton ou Notre Dame de la Pausa ou de la Paix à Roquebrune remonte réellement à l’époque de l’expansion romaine dans notre région comme je l’ai supposé d’ailleurs (8), Notre Dame de Trey pourrait leur faire ici pendant.
En effet ayant conclu la paix avec les tribus celto-ligures qui vivaient entre Vintimille et Cimiez, les Romains établirent un passage (plus tard Via Aurelia) sur une bande de 1500 à 2000 mètres, soit ici le versant nord de la montagne Forna Sembola dominant le vallon de Laghet, où d’accord avec ces tribus ils établirent vraisemblablement une borne limite servant d’autel pour matérialiser la paix. Dans ce cas Trey viendrait du mot « trevia », immunité, paix donnée, trêve (10).
Plus tard, des moines substituèrent à cette divinité païenne de la paix la Vierge Marie. On expliquerait peut-être ainsi la Vierge Noire découverte à Laghet et provenant soit d’une idole, soit plutôt d’une antique statue de la mère du Sauveur, enfouie dans la terre en un temps de désolation lors des invasions du Vème VIIIème siècle ou au temps du passage des barbaresques.
En somme dans presque tous les cas énumérés, la localisation est identique : Notre Dame de Trey se situerait au vallon de Laghet, et par conséquent se confondrait à peu près avec la chapelle primitive de ce sanctuaire…
…Ardoins (19) date des miracles de 1652 la célébrité de Notre Dame de Laghet, mais dit-il il y avait depuis longtemps dans cet endroit une antique chapelle abandonnée et environnée de ronces avec une statue de la Vierge grossièrement sculptée en bois et abimée par les intempéries des saisons…
Mais ici surgit une difficulté non négligeable, le Notaire place Notre Dame de Trey sur le territoire de la Turbie, or Laghet appartenait à Eze du moins cette dernière Commune revendiquait-elle la propriété de ce territoire…
Suit un long développement sur l’appartenance de Laghet à Eze ou à la Turbie et sur les pèlerinages, la Commune de la Trinité n’ayant été créée qu’au XIXème siècle
Conclusion
L’histoire de Notre Dame de Laghet, depuis le milieu du XVIIème siècle, est assez bien connue pour qu’il soit inutile de répéter ce qui a été déjà publié ; je passerais d’ailleurs les limites de ce article ;
1 – Au XVème siècle existait depuis longtemps une chapelle fréquentée par les pèlerins dédiée à Notre Dame de Trey et située sur le territoire de la Turbie
2 – En 1625 la chapelle de Notre Dame de Laghet faisait l’objet d’une vénération particulière, bien qu’un peu délaissée, de la part de fidèles de Monaco, la Turbie, Peille, Eze, Villefranche etc.. ; des miracles s’y produisaient en 1625 et après, d’où une recrudescence de dévotion
Notes
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux documents officiels
Dans le secteur du Plateau Tercier et de Saint Martin de Peille il y a plusieurs enceintes celto-ligures voir Brétaudeau ()
Sur la Via Julia il y avait une chapelle Saint Pierre au quartier Sembola qui a été détruite par les travaux de l’autoroute.
Sur le cadastre de 1702 la quartier Tercier est qualifié de Terzo d’Eza
Voir dossier :
http://www.archeo-alpi-maritimi.com/toponymie.php
Voir dossier chapelles de la Turbie :
http://www.archeo-alpi-maritimi.com/chapellesdelaturbie.php
Bibliographie
Baudoin Chanoine – les Rives d’Azur N° 484 septembre octobre 1957
Brétaudeau Georges – Les enceintes des Alpes Maritimes éditions IPAM 1996